« Comment les enfants entrent dans la langue » article de Sciences Humaines

Posté par: Rebeca Cantarero Catégorie: Uncategorized Commentaires: 0

« Comment les enfants entrent dans la langue » article de Sciences Humaines

« Mettre un bébé devant une émission de télé ou un film ne l’aidera pas à acquérir le langage. Même les applications numériques à vocation pédagogique semblent avoir un intérêt limité, les tout-petits ayant besoin d’interactions plus proches de la réalité. »

« Poner a un bebé frente a un programa de televisión o una película no lo ayudará a aprender el idioma. Incluso las aplicaciones educativas digitales parecen tener un interés limitado, y los niños pequeños necesitan interacciones más realistas. » artículo de « Sciences Humaines » en francés.

Les théories sur l’acquisition du langage ont longtemps débattu du caractère inné ou acquis de cette faculté, avant d’adopter une position médiane, valorisant l’interaction et l’envie de communiquer du bébé.

L’apprentissage de la parole est un prodige dont on ne s’étonne jamais assez. Bien avant de pouvoir faire une addition ou attraper un ballon, « l’enfant comprendra à peu près toutes les phrases que lui adresse l’adulte, et il aura pratiquement maîtrisé sa langue avant de savoir nouer les lacets de ses chaussures », s’enthousiasme la psycholinguiste Bénédicte de Boysson-Bardies (1). Dès l’âge de 4 ans, la plupart des enfants ont déjà acquis les structures de base de leur langue maternelle. « Comment cet accomplissement peut-il être réalisé normalement, dans un délai si bref, chez tous les enfants, dans toutes les cultures ?, interroge la psycholinguiste Michèle Kail. Il est difficile d’éviter la conclusion que le langage est une part de notre héritage biologique (2). » Historiquement, la rapidité de cette acquisition a laissé penser que c’était une faculté innée. Au 13e siècle, l’empereur Frédéric II aurait voulu vérifier cette théorie en enfermant des nouveau-nés et en ordonnant à des nourrices de ne jamais leur parler. Il voulait découvrir quelle langue leur viendrait « naturellement » : le latin, l’arabe ou encore l’hébreu… L’anecdote est difficile à vérifier, mais une chose est sûre aujourd’hui : ces pauvres bébés n’auraient jamais dit le moindre mot ! Entendre une langue et communiquer avec ses utilisateurs restent indispensables pour apprendre à parler. « Sans informations linguistiques, les aptitudes initiales resteraient non accomplies », résume B. de Boysson-Bardies.

Entre l’inné et l’acquis

Les débats sur l’inné et l’acquis sont aussi anciens que la philosophie et la psychologie… Dans les recherches contemporaines sur l’acquisition du langage, « cette opposition s’est cristallisée à la fin des années 1950 », estime la linguiste Anne Salazar Orvig (3). Des chercheurs comportementalistes ou « béhavioristes »*, avancent que la langue est l’objet d’un apprentissage et donc principalement acquise, au même titre que la marche, le fait de se nourrir ou de gérer ses émotions. À l’inverse, les approches dites « nativistes » ou « générativistes »*, postulent que toute personne dispose d’emblée d’une « grammaire universelle ». C’est un peu comme si le cerveau contenait un moule : les humains pourraient apprendre différentes langues du fait d’être exposés à une diversité de stimuli, mais ils le feraient à travers le prisme d’une même architecture innée. Aujourd’hui, ces deux grandes thèses ont été renvoyées dos à dos. Il semble d’un côté impossible de tout mettre sur le compte de l’inné. « Les études sur le développement et la plasticité du cerveau ont mis en évidence le grand rôle de l’expérience dans la configuration des réseaux neuronaux, rendant moins vraisemblable l’hypothèse d’une représentation spécifiquement linguistique préconstituée et prélocalisée », explique A. Salazar Orvig. Pour autant, tout ne peut pas non plus être de l’ordre de l’acquis : « Nous savons maintenant qu’un nouveau-né vient au monde avec des prédispositions importantes (…) rendant impossible de le concevoir comme une tabula rasa (4). »

Une autre voie s’était dessinée à la fin des années 1970, inspirée du constructivisme* du psychologue Jean Piaget. Pour lui, le langage dérive de facultés innées – comme la capacité à catégoriser les choses, à faire des analogies, ou encore à contrôler finement l’appareil vocalique… –, mais il ne serait inné pour autant ; il dépendrait davantage de la façon dont un enfant grandit et se développe. Cette idée fait aujourd’hui consensus : un bébé semble disposer d’emblée de facultés cognitives et sensorimotrices, lui permettant d’analyser son expérience et de constituer son langage à partir de celles-ci. Néanmoins, le constructivisme de J. Piaget privilégie des processus de développement interne et n’accorde à la vie sociale qu’un « rôle négligeable », signale A. Salazar Orvig. Or la façon dont l’entourage d’un enfant lui parle joue un rôle plus important que le soupçonnaient les linguistes jusque dans les années 1980-1990. Les recherches actuelles mettent davantage l’accent sur la « nécessaire interaction » de facteurs internes, externes et à l’interface entre les deux. Ce sont les approches dites fonctionnalistes*, émergentistes*, basées sur l’usage ou encore interactionnistes*, « qui reconnaissent l’inscription sociale, la communication et l’interaction sociale, comme le cadre premier du processus d’acquisition ».

Des bébés surdoués…

Cette interaction commence… avant même la naissance ! Après deux trimestres de grossesse, un fœtus dispose déjà d’un appareil auditif et commence « à se familiariser avec certains sons et rythmes de sa langue maternelle », relève M. Kail. Des études sur son rythme cardiaque indiquent qu’il réagit davantage à la voix de sa mère, mais aussi à la musicalité particulière – la « prosodie » – du français si son environnement est francophone, du russe si c’est russophone, etc. Cette réaction montre qu’un fœtus a déjà des capacités cognitives pouvant le prédisposer au langage. En même temps, elle confirme que l’exposition à des stimuli environnementaux et les interactions avec autrui orientent très tôt son développement. Tous les nourrissons naissent avec la capacité de distinguer tous les sons de n’importe quelle langue du monde, mais ils perdent rapidement cette faculté au profit de la langue environnante. Des bébés japonais de 2 mois arrivent par exemple à entendre la différence entre le « u » et le « ou » en français, alors que leurs parents en sont incapables ! Le spectre se réduit vers l’âge de 6-8 mois, raison pour laquelle il est ensuite si difficile d’avoir un bon accent dans une langue étrangère.

On pourrait le regretter si cet « affinement perceptif » n’était pas indispensable pour acquérir sa langue première. Si un nourrisson continuait à faire attention au moindre changement de hauteur de voix, d’intonation ou encore d’accent, il n’arriverait jamais à donner du sens à un environnement sonore chaotique au premier abord. S’il y parvient, c‘est qu’il se révèle capable de catégoriser les sons de son environnement, d’identifier les plus efficaces pour communiquer et de ne pas tenir compte des variations inutiles. C’est par exemple ce qui lui permet de mettre sur le même plan le « bonjour » prononcé par un enfant lillois et celui d’une adulte originaire de Marseille. Plus généralement, « le développement cognitif est rapporté au monde social, explique A. Salazar Orvig, d’une part parce que les outils et en particulier les systèmes de signes ont des racines sociales, d’autre part parce que c’est l’interaction qui guide l’enfant dans l’appropriation et l’usage de ces outils ». Le bébé est pragmatique : il ne cherche pas tant à « apprendre une langue » à proprement parler, comme le ferait un adulte qui se mettrait au hongrois, qu’à sélectionner les sons les plus efficaces pour comprendre son environnement.

… qui ont déjà l’accent !

Jusqu’à l’âge de 6-8 mois, l’acquisition reste de l’ordre de la perception. Le bébé comprend de plus en plus de choses, mais ses vocalisations sont automatiques, involontaires et encore limitées par ses capacités motrices. Ce constat a souvent été un argument en faveur de l’innéisme : le fait qu’un nourrisson en sache autant sans pouvoir parler indiquerait que l’usage ne jouerait qu’un rôle marginal. De fait, la vocalisation devient volontaire vers l’âge de 8 mois avec le babillage – des consonnes et voyelles répétées, comme « ba ba ba » ou « ma ma ma ». Contrairement à ce qu’aiment penser les parents, il ne s’agit cependant pas de mots, encore moins de tentatives pour dire « papa » ou « maman ». Les bébés sont encore dans le jeu et l’expérimentation. L’enchaînement « consonne-voyelle » est d’ailleurs l’une des rares caractéristiques qui semble se retrouver dans toutes les langues du monde. Selon les linguistes Peter MacNeilage et Barbara Davis, cette structure syllabique dériverait du mouvement de mastication des bébés – la bouche fermée puis ouverte devenant l’enchaînement consonne-voyelle… Néanmoins, les bébés adaptent là encore cette disposition à leur environnement. Ils imitent beaucoup leurs parents, vocalisent de façon plus aiguë avec leur mère qu’avec leur père par exemple. Plus surprenant encore, ils ont déjà leur accent ! Lorsque des adultes écoutent des bébés de 8 mois babiller en anglais, en japonais ou encore en français sans savoir lequel est lequel, ils arrivent presque toujours à reconnaître leur propre langue. Autant d’indices suggérant que la production aide aussi l’enfant à s’approprier le langage et à le stabiliser.

Les stratégies des adultes pour parler aux bébés – exagérations, hyperaccentuation, simplification… – aident aussi ces derniers à mieux apprendre : le modèle étant plus saillant et plus simple, il est aussi plus facile à imiter. Il les aide à repérer les traits propres à leur langue – structures syllabiques, prosodie… et lexique bien sûr ! Ce « baby talk » les encourage à dire leurs premiers mots, vers l’âge de 1 an en moyenne – abstraction faite de variations interindividuelles et interculturelles difficiles à évaluer, souvent sujettes à discordes entre innéistes et acquisitionnistes… En règle générale, les bébés mettent d’abord en relation « les formes sonores et des événements ou des objets », explique B. de Boysson-Bardies, comprenant peu à peu que les premières peuvent renvoyer aux seconds. Entre 11 et 18 mois, ils prennent conscience que chaque mot désigne une chose et que toute chose peut être nommée en retour : non seulement des objets familiers (la porte), mais aussi certaines parties de ces objets (la poignée de la porte), ou à l’inverse le tout dans lequel ils s’inscrivent (la porte de la chambre). S’ensuit une explosion du vocabulaire, bien connue des jeunes parents et des professionnels de la petite enfance.

Grammairien dès 2 ans

Entre 18 et 24 mois, « la prononciation des mots devient moins erratique, et des énoncés composés de plusieurs mots apparaissent. (…) Le système grammatical de la langue adulte commence à organiser les connaissances linguistiques de l’enfant », écrit B. de Boysson-Bardies. C’est toute la période des « a pu la balle » ou « lé bon yaou’t », qui révèlent déjà une connaissance fine bien que partielle de règles grammaticales. À 2 ans en moyenne, un bébé comprend qu’il faut mettre les mots dans un certain ordre, il discerne des groupes verbaux, nominaux, utilise des pronoms et des articles à bon escient, etc. Même s’il ne connaît pas encore toutes les règles, il se sert de ses interactions avec les adultes pour repérer les usages les plus efficaces et se faire comprendre. L’enfant apprendra plus généralement à développer une « compétence pragmatique », observe M. Kail, par exemple formuler une demande, gérer les tours de parole ou encore être poli. Ces règles d’usage s’apprendront au fil des interactions avec son entourage et en fonction du contexte. À plus long terme, un bébé entrera dans un enseignement plus ciblé, explicite, répété et peut-être un peu moins drôle : l’apprentissage de la grammaire dans son ensemble, de la lecture ou encore de l’écriture. 

Suffit-il de mettre bébé devant un écran ?

Non, et la recherche est assez unanime sur ce point. Mettre un bébé devant une émission de télé ou un film ne l’aidera pas à acquérir le langage. Même les applications numériques à vocation pédagogique semblent avoir un intérêt limité, les tout-petits ayant besoin d’interactions plus proches de la réalité. Depuis quelques années cependant, les progrès de l’intelligence artificielle et la démocratisation des échanges en visioconférence suscitent de nouvelles interrogations. Des études suggèrent que les bébés pourraient apprendre aussi bien avec un adulte présent en chair et en os qu’avec une personne qui leur parlerait via un écran. Une récente expérience (5), publiée en préprint cet été, a donc cherché à vérifier si une présence réelle était ou non indispensable. Les chercheures ont comparé l’acquisition de nouveaux mots par des enfants de 16 mois dans trois cas de figure : lorsqu’ils sont en présence d’un adulte, puis lorsque ce dernier est en visio, et enfin lorsqu’on le remplace par un « agent virtuel » – à l’image des personnages imaginaires servant de guides dans les jeux pédagogiques. Verdict : seuls les bébés ayant interagi avec une personne en chair et en os ont bien assimilé leurs nouveaux mots ! Ceux passés par un agent virtuel ont les plus mauvais résultats, bien que ce dernier ait été programmé pour réagir un tant soit peu à leur regard. Les nourrissons ayant utilisé la visio, enfin, ont des performances à mi-chemin entre les deux, accréditant l’idée d’une progression entre trois situations : plus l’apprentissage se ferait dans des conditions naturelles ou proches de la réalité, meilleur il serait.

Fabien Trécourt, journaliste scientifique
Février 2021

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